Guy Rocher a vu le jour le 20 avril 1924. Il a donc maintenant 100 ans révolus. Il est un des 9 500 centenaires que compte le Canada. Nul doute que l’implication de cet homme dans nos grands débats de société, tout au long de son parcours de vie en général et surtout de la fin des années quarante à aujourd’hui, a été bénéfique et profitable pour nous tous et toutes.
Son anniversaire de naissance me permet de revenir sur certains aspects de sa vie et de profiter de l’occasion pour lui dire un immense merci pour tout ce qu’il a fait et continue toujours de faire pour notre collectivité encore aujourd’hui. Dans les prochaines lignes, je veux vous parler de l’homme que je connais, de l’auteur que je lis, du professeur de sociologie qui m’a enseigné, de l’acteur social qui m’interpelle et bien entendu de l’ami indéfectible que j’apprécie.
Un parcours diversifié
Guy Rocher a un parcours atypique. Après des études classiques ininterrompues qui le mènent à l’obtention d’une licence en droit, il délaisse les bancs d’école pour se joindre à la Jeunesse étudiante catholique (JEC). C’est au sein de cette organisation, dans laquelle il milite bénévolement à temps plein, qu’il va décider, quelques années plus tard, d’effectuer un retour aux études universitaires en sociologie. Entre-temps, il fera la rencontre d’une personne qui va l’inviter ultérieurement à participer aux travaux d’une commission d’enquête, dont on parle encore aujourd’hui de plusieurs de ses recommandations.
De cette époque (des années quarante et cinquante), deux hommes méritent d’être nommés : le père Georges-Henri Lévesque et bien entendu Paul Gérin-Lajoie. Pourquoi ces deux personnes ? D’une part, c’est le père Lévesque qui a parrainé Guy Rocher dans ses démarches d’inscription à la prestigieuse Université Harvard et, pour sa part, Paul Gérin-Lajoie fera de notre jeune nouveau centenaire un commissaire chargé de formuler des recommandations porteuses d’avenir en matière d’éducation pour la province de Québec (et j’ai nommé la célèbre Commission Parent).
Il m’arrive souvent de me demander ce qui aurait pu arriver aux enfants de la classe ouvrière qui ont vu le jour au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale n’eût été les travaux de cette commission d’enquête. Une chose est certaine, peu parmi les bébés boomers, issus des milieux populaires, auraient été en mesure d’accéder aux niveaux d’enseignement supérieur. C’est grâce aux travaux des membres de la Commission Parent et aux audacieuses propositions de réformes contenues dans leur rapport qu’il y a eu, durant les années soixante, la création d’une kyrielle de nouvelles institutions scolaires au Québec (les polyvalentes, les cégeps et aussi le réseau de l’Université du Québec). En bref, la création de plusieurs dizaines d’établissements d’enseignement susceptibles de permettre autant aux filles en plus grand nombre qu’aux garçons de développer leurs aspirations scolaires et de pouvoir poursuivre leurs études en s’endettant le moins possible. Montrons-nous reconnaissant à l’endroit des hommes et des femmes qui ont fait partie de cette commission d’enquête et qui n’ont pas hésité à oser proposer la reconfiguration de notre système scolaire pour en faire un système intégré (de la prématernelle à l’université) et adapté aux nouvelles exigences de la société du savoir et surtout moins porteur de discrimination fondée sur le sexe. Mais Guy Rocher c’est plus qu’un ex-membre de la Commission Parent, c’est aussi un grand intellectuel inspirant.
L’intellectuel inspirant
En écoutant ou en lisant Guy Rocher, nous nous retrouvons avec un scientifique qui tient des discours ou qui rédige des textes invitant à douter des théories doctrinales. Sa démarche nous incite fortement à analyser et à nuancer ce qui mérite de l’être. Pour être bref, Guy Rocher nous encourage à éviter dans nos réflexions et notre production de connaissances les chapelles dogmatiques ou les catégories illusoires que reprennent à leur compte les personnes au pouvoir ou qui ambitionnent de le conquérir. Il est certes un brillant scientifique ; un des rares à pouvoir communiquer avec clarté dans une langue accessible au plus grand nombre. Son style d’écriture s’oppose au langage hermétique de trop nombreux universitaires nébuleux qui s’expriment dans une exposition de leur savoir tarabiscotée à outrance. La pensée de Guy Rocher s’éloigne évidemment d’un manichéisme simpliste ou des oppositions élémentaires et souvent binaires.
Un regard analytique qui va au-delà des théories toutes faites
Il m’a toujours été agréable de lire un texte écrit par Guy Rocher ou de prendre connaissance de ses résultats de recherche. Son étude portant sur les aspirations scolaires (l’étude du groupe ASOPE) nous en a appris beaucoup sur les raisons expliquant pourquoi certains jeunes abandonnaient l’école. À l’époque où les théories sur la surdétermination en dernière instance ou non des structures sociales étaient à la mode et faisaient des adhérentes et des adhérents rapidement, lui et son équipe de recherche ont plutôt découvert, à travers une longue étude empirique, que dans certains cas la raison principale résidait dans le fait que le personnel de l’école et certains parents demandaient à leurs enfants « que vas-tu faire à la fin de tes études ? ». La fin des études correspondait ici au secondaire 5. Pour le jeune professeur de cégep et d’université que j’étais, les résultats de cette recherche m’ont fait comprendre que la réponse à certains faits sociaux ne résidait pas, hélas, dans la richesse d’un cadre théorique élaboré au XIXe siècle ou dans les écrits d’universitaires localisés dans une tour d’ivoire de certaines institutions prestigieuses. Guy Rocher n’adhère pas au déterminisme à la manière d’Émile Durkheim. Il est d’avis que la découverte sociologique est à la fois le résultat d’une intervention de la société sur elle-même et implique également de reconstruire le tout dans les gestes et les paroles des individus concernés par le phénomène à l’étude. Inspiré en cela par Max Weber, Guy Rocher a pratiqué le constructivisme sociologique bien avant que celui-ci soit de mise dans la recherche actuelle.
Guy Rocher et la curiosité
Lors d’une intervention au Collège Montmorency, Guy Rocher a déclaré qu’il existait deux sources d’accès au bonheur : la curiosité et l’adhésion à une cause susceptible de modifier l’organisation de la vie dans la Cité. C’est en effet l’étonnement ou la curiosité, si vous préférez, qui le conduit depuis fort longtemps dans la voie de la résolution de l’énigme du changement social. Sans la curiosité, il n’y a pas, selon lui, de connaissances susceptibles de nous permettre de comprendre le monde ou ses phénomènes concrets et de trouver des voies qui mènent à la résolution du changement raisonné. Pourquoi les filles et les garçons n’ont-ils pas accès aux mêmes programmes de formation scolaire et universitaire ? Pourquoi les francophones, les autochtones, les allophones subissent-elles et -ils des discriminations face aux anglophones ? La quête du savoir ou de la connaissance chez Guy Rocher puise incontestablement dans une forme de stupeur devant le monde tel qu’il se présentait ou se dresse devant lui. C’est la persistance de son étonnement, tout au long de sa longue vie d’adulte, qui lui a permis de continuer à interroger d’une manière franche et authentique le monde dans lequel nous sommes et où nous retrouvons des personnes qui veulent le garder intact, tandis que d’autres veulent contribuer à le refaçonner. Chez Guy Rocher, le premier moteur du changement reste incontestablement la surprise, l’étonnement ou la curiosité devant ce qui est et ce qui ne fonctionne pas. Voilà aussi pourquoi face à ce monde divisé et présentant des injustices, pour être heureux, il faut adhérer à des causes en s’impliquant et en s’engageant.
Le professeur Guy Rocher
Je côtoie l’ex-professeur Guy Rocher depuis maintenant 35 ans. J’ai assisté à son séminaire portant sur la sociologie du droit ; séminaire donné à des étudiantes et des étudiants de deuxième et troisième cycles à l’Université de Montréal. Nous étions environ une vingtaine de personnes à suivre ce cours. Au menu des séances hebdomadaires de chaque cours : l’étude d’un ou de plusieurs documents puisés à même un volumineux recueil de textes, des exposés du professeur, mais surtout un échange intense entre le professeur et les étudiantes et étudiants portant sur les textes lus. Moi, j’ai toujours été étonné par la richesse de cette approche pédagogique. Le professeur Rocher avait autant de plaisir que nous à commenter les textes, mais aussi à écouter les commentaires des participantes et participants. Durant ces échanges, j’ai vu monsieur Rocher prendre des notes ; je l’ai entendu reconnaître humblement ne pas avoir perçu la question sous l’angle exprimé par l’étudiante ou l’étudiant et il reconnaissait la pertinence de ce point de vue. Monsieur Rocher sait écouter les autres avec beaucoup d’ouverture d’esprit, tout en étant très tolérant face aux points de vue qui s’opposent aux siens.
L’acteur social
Monsieur Rocher est aussi un acteur social qui a beaucoup donné à la collectivité. Il a largement contribué à façonner certaines institutions qui ont fait du Québec une société dynamique, porteuse de changements bénéfiques et nécessaires. Pensons ici à nouveau à sa contribution à la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la Province de Québec (la Commission Parent) qui a permis la mise en place d’un système d’éducation démocratique, accessible, public et laïque. C’est principalement grâce à l’acteur social Guy Rocher (et aux autres commissaires de la Commission Parent) que plus de deux millions de personnes ont pu se diplômer aux niveaux collégial et universitaire ; ce qui n’est pas peu dire. En tant qu’acteur social, Guy Rocher a joué un rôle important lors de la rédaction de la Charte de la langue française au Québec (la Loi 101). De plus, durant la grève de ses collègues universitaires, il n’a pas hésité à prendre parti en leur faveur. Tout en étant attaché à l’Université de Montréal, il a demandé à la ministre de l’Éducation de l’époque de financer adéquatement l’UQAM. Que dire de ses interventions lors des grèves des professeurs de l’Université Laval et de l’Université du Québec à Montréal en 1976-1977 ? À cette époque, il a été un sous-ministre du développement culturel qui n’a pas eu peur d’ouvrir la porte de son bureau à des présidents de syndicats, alors que le ministre de l’Éducation préférait entendre le seul point de vue des recteurs de ces universités désertées pendant plus de 15 semaines.
Une vie qui a contribué à changer le monde
Quand je regarde la vie de Guy Rocher, je constate qu’il est possible d’analyser, dans le cadre d’une démarche rigoureuse et originale, notre monde en vue de le changer en fonction des intérêts du plus grand nombre. Guy Rocher est pour moi un sociologue et un citoyen qui s’est mis au service des membres de la société en nous suggérant fortement d’envisager la nécessité de s’enrôler socialement et politiquement, d’abord en observant notre monde, ensuite en identifiant les injustices et finalement en s’engageant dans la voie du changement afin de combattre les discriminations intolérables entre les sexes, les oppressions inqualifiables entre les groupes ethniques et culturels ainsi que les exclusions inacceptables des groupes minoritaires.
Pour conclure : Sur un ton un peu plus personnel…
De ce qui précède, deux mots me viennent en tête : générosité et inspiration. Monsieur Rocher vous êtes un être profondément généreux. Vous avez donné beaucoup aux autres et vous êtes toujours disponible pour continuer à donner. Encore aujourd’hui, vous intervenez quand on sollicite votre avis sur certains enjeux de société. Vous nous montrez qu’une personne, même centenaire, peut toujours entreprendre avec passion ce qu’elle a le goût de faire. Contrairement à ce que suggère Sénèque, vous êtes la preuve que même à un âge avancé il n’est pas nécessaire de se retirer de la scène publique. Il y a incontestablement beaucoup de vous dans ce que nous sommes.
Sur un ton un peu plus personnel qu’il me soit permis de dire que vous êtes un de ceux qui m’ont inspiré dans la voie des études avancées, mais surtout à trouver du plaisir dans les sentiers non balisés à emprunter qui mènent à la découverte sociologique. Vos écrits n’ont jamais cessé d’alimenter ma réflexion critique.
Monsieur Rocher, continuez à afficher ce sourire serein d’une personne qui ne renonce pas à jeter un regard critique sur la vie en société. Pour cette raison et encore plusieurs autres, moi, je vous encourage à continuer à nous livrer le résultat de vos analyses… Sachez en terminant que votre nom figure bien haut sur la courte liste de personnes exceptionnelles qui marquent leur époque. Bonne continuation, monsieur Rocher, et surtout longue vie… notre monde a toujours besoin de personnes qui ont une soif de justice sociale et qui indiquent la voie à définir et à emprunter pour réaliser le nécessaire changement social.
Vous incarnez, depuis fort longtemps, aux yeux de plusieurs un sage. À partir d’aujourd’hui, le 20 avril 2024, nous pouvons dire, salutations amicales à l’ami Rocher, le sage centenaire.
Yvan Perrier
Chargé de cours en relations industrielles
Université du Québec en Outaouais
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